Au détour de la morne lecture d’un Conseil communal, à la recherche de telle décision ou de tel fait précis, il arrive quelquefois qu’on ait la surprise d’entrevoir l’une ou l’autre anecdote sortant de l’ordinaire. C’est ainsi que, dans le rapport du Conseil communal de décembre 1891, on peut lire ce surprenant passage:
Art. 135 – Pension accordée à la veuve Pinard : 400 francs.
En 1847, lors de la construction du Marché de la Madeleine, on découvrit un grand nombre de vieilles monnaies de la fin du XVIIe et du commencement du XVIIIe siècle, dont la masse, déduction faite des exemplaires que l’on crut devoir conserver, fut cédée à M. le directeur de la Monnaie pour la somme de 39.681 francs. Ce fut pour récompenser les quatre ouvriers qui avaient fait cette riche trouvaille que le Conseil communal, en sa séance du 10 juillet, leur alloua une pension viagère de 50 centimes par jour, réversible pour une moitié sur leurs veuves et leurs enfants âgés de moins de 18 ans.
La seule pensionnaire survivante est la veuve Pinard, qui est très âgée et se trouve dans une situation malheureuse. Eu égard à ces circonstances spéciales, sa pension viagère a été portée à 400 francs par an.
Comment ? On aurait donc trouvé un trésor pendant la construction du Marché de la Madeleine ? Il semble bien que oui, puisque dans son indispensable Dictionnaire historique et anecdotique des rues de Bruxelles (Ed. Legrain, 1986), Jean D’Osta mentionne également cet épisode qui permit à la Ville de Bruxelles d’éponger, en partie du moins, ses dettes envers M. Bortier à qui elle avait acheté le terrain:
(…) car elle put prendre possession d’un magot de 223 pièces d’or et d’argent trouvées dans deux tonneaux exhumés au cours des travaux (sans doute un trésor de guerre enterré à la fin du régime espagnol).
223 pièces d’or et d’argent, diantre ! On aimerait en savoir davantage !
Et c’est grâce à la plume de Paul de Saint-Hilaire qu’on en a, si l’on peut dire, pour son argent. Cet historien de formation, né en 1926 et décédé en 2000, s’était fait une spécialité des mystères qui entourent notre Histoire, nationale ou locale, et plus encore, de leur trouver des explications liées à l’ésotérisme, sa seconde marotte. C’est à lui, par exemple, que l’on doit cette théorie selon laquelle les maisons de la Grand-Place, leur nom et leurs enseignes, recèleraient, pour qui sait les interpréter bien sûr, la formule de la fameuse pierre philosophale. Apprenties et apprentis alchimistes, à vos chaudrons!
Au-delà des interprétations fantaisistes de notre historien, il faut néanmoins laisser à Paul de Saint-Hilaire que ses récits s’appuient toujours sur une part de réalité et que sa manière de nous conter ses histoires est souvent bien plaisante. C’est d’ailleurs comme s’il avait été présent sur les lieux, en 1847, qu’il rapporte l’épisode rocambolesque de la découverte de ce trésor dans son Histoire secrète de Bruxelles.
Au siècle dernier, la Ville de Bruxelles avait acheté les vieilles écuries d’un hôtel ayant appartenu à un certain Bortier, sur l’emplacement desquelles elle voulait ériger le marché couvert de la Madeleine (…). Sans doute devait-elle avoir des renseignements précis sur l’existence d’un trésor en cet endroit, car le jour même de la mise en route du chantier, elle chargea le contremaître de lire aux ouvriers cette consigne surprenante : « Si vous découvrez des pièces de monnaies ou tous objets quelconques ayant de la valeur, cela devra m’être remis fidèlement car ils sont considérés indistinctement comme propriété de la ville ».
Paul de Saint-Hilaire, de son vrai nom Paul Meurice, poursuit son récit avec force détails :
Sur le moment, les ouvriers avaient haussé les épaules. Cependant le 28 juin, vers deux heures et demie de l’après-midi, la pioche des terrassiers Neert et Briot heurta, à un mètre sous le pavement de l’ancienne galerie souterraine, un objet insolite qu’on prit tout d’abord pour un coffre. Fébrilement, les deux hommes dégagèrent une sorte de tonnelet, haut de 44 centimètres et cerclé de fer.
La scène se serait passée de nos jours, filmée avec le smartphone de Paul Meurice ou d’un badaud, qu’on n’en aurait pas appris davantage!
Son poids était tel qu’il ne fut pas possible de le déplacer. On fit donc, sans attendre, sauter le couvercle… Stupéfaction : le tonneau était plein à ras bord de pièces de monnaie qu’on crût de cuivre, tant l’humidité les avait agglomérées et oxydées.
Ce cher Paul, qui connaissait apparemment tous les ouvriers par leur nom, continue son récit :
Quelques instants plus tard, deux ouvriers, Gilles et Rampelberg, déblayant dans le même secteur, appelaient à l’aide : à un pas de là, ils avaient buté sur un autre tonnelet en tous points pareils et… dont le contenu s’avéra bientôt identique. A ce moment, un curieux qui s’était amusé à gratter une pièce constatait avec surprise qu’elle était en bel et bon argent. Ce fut bientôt la ruée!
Une vraie chasse aux Pokémon!
La police, accourue en hâte pour rétablir l’ordre, intervint à temps pour arrêter l’hémorragie de devises. Quant au conducteur des travaux, il s’était précipité à l’hôtel de Ville pour informer les édiles de sa découverte (…) A l’inventaire, il apparut que le trésor était plus important qu’on ne l’avait cru. Il n’y avait pas moins de 228 kilos de métal précieux, en monnaies d’argent de provenances diverses, ducatons et patacons, écus et quarts d’écus remontant principalement au gouvernement des Archiducs et au règne de Philippe IV d’Espagne.
Deux fois 228 kilos, alors que Jean d’Osta parlait à peine de 223 pièces ! On brûle de connaître la suite. Le 10 juillet, le conseil communal se réunit en séance secrète mais heureusement, Paul de Saint-Hilaire, qui était caché derrière une tapisserie, entendit tout.
Le conseil décide, avec une hâte qui parut aussitôt suspecte, de livrer les monnaies à la fonte, à l’exception d’une vingtaine de kilos qui seraient cédés à des collectionneurs. L’objet de toutes les conversations, et de toutes les convoitises, allait ainsi disparaître et l’opinion publique s’en émut.
Ils devaient être plusieurs à l’abri des regards, derrière cette tapisserie, pour que la nouvelle se répandît aussi vite !
Des avocats se mirent spontanément à la disposition des quatre terrassiers. Devant cette levée de boucliers, quinze jours plus tard, elle [la Ville] fit savoir qu’elle voulait se montrer généreuse à l’endroit de ses ouvriers et qu’elle était décidée, bien qu’ils n’eussent aucun droit sur la découverte, à leur constituer par acte notarié une rente de cinquante centime par jour, payable par quinzaine. En cas de décès, leur veuve en obtiendrait la moitié, pension réversible après elle sur la tête des orphelins jusqu’à leurs dix-huit ans accomplis.
Et c’est ainsi que 44 ans plus tard, dans le compte-rendu d’un conseil communal de 1891, on retrouve la trace de la veuve Pinard, dernière bénéficiaire de cette pension. Selon l’auteur de l’Histoire secrète de Bruxelles, les ouvriers-terrassiers avaient pour nom Neert, Briot, Gilles et Rampelberg bref, aucun d’eux ne s’appelait Pinard. Un mystère de plus dans cette histoire mais cette fois, Paul de Saint-Hilaire n’est plus là pour nous en proposer la clé, à sa manière, rocambolesque, amusante et sympathique.
Jeton de présence du Marché de la Madeleine, Jacob Wiener
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