Galerie Bortier et Marché de la Madeleine, un acte de naissance unique, deux identités

On pense parfois que la Galerie Bortier ne fut qu’un simple couloir d’accès menant au Marché de la Madeleine, devenu galerie des Bouquinistes par accident. Il n’en est rien puisque dès les premières heures, les librairies y ont occupé une place de choix. Et pour retracer la véritable et passionnante histoire de la Galerie, il faut se reporter à la naissance du marché, au milieu des années 1840.

A cette période, à Bruxelles, commence à prendre forme l’idée de se doter d’un marché couvert. Capitale d’un jeune État qui n’a pas encore vingt ans, la ville se veut à la hauteur de son nouveau statut, elle qui peut déjà s’enorgueillir d’avoir vu naître la Poste, près de 350 ans plus tôt, et inauguré, en 1835, le premier tronçon de chemin de fer de l’Europe continentale, depuis sa gare de l’Allée Verte en direction de Malines.

Aquarelle d’Armand Jean Heins, d’après des gravures d’époque, publiée à l’occasion des
50 ans de son inauguration dans Cortège historique des moyens de transport (Brussels, 1886)

Au coeur de la capitale, les projets foisonnent. On observe ce qui se fait de mieux à Londres ou à Paris en vue de l’importer au pays, on construit des gares aux allures de palais, de nouveaux quartiers au tracé rectiligne voient le jour, on se met à rougir de nos rues trop étroites ou tortueuses et de nos bicoques branlantes. La Ville et l’État voient grand, il faut éblouir, il faut du neuf !

Dans ce contexte, l’hôpital Saint-Jean, le premier de Bruxelles fondé à la fin du XIIe siècle, partiellement détruit par les bombardements des troupes françaises du maréchal de Villeroy en 1695 et devenu exigu et vétuste, voit son sort scellé par la construction d’un nouvel hôpital, boulevard du Jardin Botanique, qui débute en 1838 pour s’achever en 1843.

En 1845, l’ancien hôpital est rasé et le terrain laissé en friche, tandis que la Ville lance un concours pour redessiner le quartier, donnant ainsi naissance aux rues Saint-Jean et Duquesnoy qui, avec la rue de la Madeleine, forment le triangle que l’on connaît encore aujourd’hui et qui est inscrit dans la zone UNESCO (en mauve sur le plan du site BRUGIS).

Zone de protection UNESCO – Capture d’écran du site BRUGIS
Source Archives de la Ville de Bruxelles (AVB)
Plan Portefeuille 1967 daté du 19 mars 1846

Sur le plan ci-contre, de 1846, on reconnaît à la fois l’ancien et le nouveau tracé des rues, la situation de l’ancien Hôpital Saint-Jean, ainsi que le terrain de « l’Hôtel des Messageries », future Galerie Bortier.

Localisation de la Galerie Bortier sur un plan du XIVe siècle (Bruxelles à travers les âges, Louis Hymans, 1884)

Artère commerçante particulièrement fréquentée et tronçon de la vieille route marchande qui traverse Bruxelles depuis le Coudenberg jusqu’à la Porte de Flandre, la rue de la Madeleine abrite, à hauteur du n°55, l’Hôtel des Grandes Messageries, ou Messageries Royales, d’où partent les diligences transportant personnes, colis ou missives, mais dont le succès commence à pâtir de la concurrence du réseau de chemin de fer en pleine expansion.

Source IRPA, 1820-1830, lithographie de
Marcellin Jobard (1792-1861)

Prenant en main la gestion des biens de la fratrie et observant de près les transformations en cours dans le quartier, Pierre-Antoine Bortier se porte acquéreur, en mai 1846, de parcelles de terrains laissées vides par la démolition de l’Hôpital Saint-Jean. Ainsi la propriété héritée de l’oncle Bortier, plus grande de quelques ares, aura-t-elle désormais un accès par la rue de la Madeleine mais aussi par les rues Duquesnoy et Saint-Jean, nouvellement tracées. Moins d’un an plus tard, le 9 janvier 1847, Pierre Bortier écrit à la Ville [1/32/33/3], à qui il propose de racheter l’ensemble de ses terrains dans le but d’y construire un marché couvert. On trouve la transcription de ce courrier dans le compte-rendu du Conseil communal.

Un Partenariat-Public-Privé, déjà!

Pour assurer les frais de construction du marché, il offre même une avance de 60.000 francs qu’il portera jusqu’à 160.000 francs. Il fixe le remboursement annuel à 20.000 francs et fait miroiter à la Ville qu’elle pourrait tirer un revenu annuel de 62.000 francs du Marché. Pressée depuis plusieurs mois par le Conseil de Salubrité d’établir à Bruxelles un système généralisé de marchés couverts, la Ville donne pourtant la préférence à ce projet venu de nulle part. Après de longs et houleux débat, le Conseil communal approuve ce qu’on appellerait aujourd’hui un Partenariat-Public-Privé, scellant à la hâte une convention financière bénéficiant essentiellement à son promoteur et qui s’avérera rapidement un gouffre financier.

Si les plans du marché couvert ne sont pas encore dessinés, Pierre Bortier, lui, a déjà clairement à l’esprit de faire de l’entrée de l’Hôtel des Grandes Messageries, resté dans l’escarcelle de la famille Bortier, un passage public menant à la rue Saint-Jean, grevé d’une servitude au profit de la Ville : le passage ainsi formé deviendra la future Galerie Bortier ! Ces bases posées, il ne reste « plus qu’à » trouver un architecte capable de relever le gant.

Un concours est lancé, auquel participe Jean-Pierre Cluysenaar, membre du Conseil central de Salubrité publique, qui vient tout juste de terminer les Galeries Royales. Les différents projets sont présentés au conseil communal sans dévoiler le nom de leurs auteurs.

Se distinguant des projets concurrents par l’ingéniosité à contourner les difficultés liées à la déclivité du terrain, les plans de Cluysenaar, qui prévoient à chaque niveau des fonctions bien distinctes, sont adoptés à l’unanimité. Le sous-sol, auquel on accède par la rue Duquesnoy, est destiné au stockage des denrées, tandis que la vente est réservée au rez-de-chaussée, augmenté d’un étage en galerie, situé au même niveau que la rue Saint-Jean, qui épouse les contours du marché. Le passage public imaginé par Pierre Bortier et qui, dès sa création porte son nom, relie les entrées des rues Saint-Jean et de la Madeleine. A l’intérieur, la galerie est bordée de boutiques et d’habitations, de parti et d’autre, dans sa partie rectiligne, d’un seul côté dans le bras arrondi, appelé alors Passage. Deux volées d’escaliers compensent en douceur la déclivité du sol entre les deux entrées.

Source Archives de la Ville de Bruxelles – Plans Portefeuilles 938/1 à 3, datés du 20 mai 1847

Cluysenaar, architecte du Marché de la Madeleine, est-il aussi celui de toute la galerie ?

S’il est généralement admis que c’est Cluysenaar qui a signé les plans de l’ensemble du projet, Marché, Galerie et Passage, de récentes découvertes viennent remettre cette hypothèse en question. Car il semble bien que la construction du bras rectiligne de la galerie, restée la propriété de Pierre Bortier, ait commencé avant même l’adoption des plans du Marché par le Conseil communal de la Ville de Bruxelles.
Ainsi, peut-on lire dans une brève, parue dans le Journal de Bruxelles du 3 juin 1847 que, tandis que ces plans viennent d’être arrêtés, « M. Bortier a commencé la construction de la galerie qui sera ouverte à travers l’ancien Hôtel des Grandes Messageries et qui reliera la rue de la Madeleine au nouveau Marché ». Autrement dit, la partie rectiligne de la galerie, la seule encore d’origine, existante à ce jour!

Et si, depuis les origines de la galerie, on s’était trompé et que l’architecte des Galeries royales Saint Hubert n’était pour rien dans la Galerie Bortier ? Et si ce n’est pas lui, alors… QUI en est le véritable auteur, que l’histoire a effacé ? L’avenir et nos recherches assidues nous le diront peut-être, et nous nous ne sommes probablement pas au bout de nos surprises dans ce dossier!

Mais revenons-en aux travaux qui vont bon train puisqu’en septembre 1848, le Marché de la Madeleine est inauguré, en présence du couple royal, avec un faste que les chroniqueurs de l’époque qualifient d’éblouissant. Louis Hymans, dans son ouvrage Bruxelles Moderne, décrit le spectacle en ces termes :

« La décoration de la salle, en style mauresque, est admirablement réussie : des tentures aux nuances vives accrochées aux colonnettes de fer qu’enguirlandaient des lianes fleuries ; des parterres de roses d’où jaillissaient des fontaines s’épandant sur eux en poudre d’argent (…). Le roi et la reine y parurent et on les accueillit avec un enthousiasme qu’échauffait la pensée des périls extérieurs auxquels la Belgique de 1848 sut échapper par une sagesse exemplaire et un imperturbable sang-froid ».

L’apothéose ! Et dès le lendemain, place aux salades et aux poulets

L’image la plus connue du Marché de la Madeleine (à gauche), relayée par les brochures des services de la Ville, nous présente un marché aux paniers débordants de denrées diverses où se pressent clients et vendeurs. Il semble qu’il s’agisse plus probablement d’une simulation du Marché que d’un croquis pris sur le vif. Du reste, la représentation du toit partiellement vitré ne correspond pas aux plans de Cluysenaar : on n’y retrouve pas l’arrondi caractéristique, situé à l’extrémité du marché, dont la Galerie Bortier épouse le contour. A droite, une gravure de Stroobant datant de 1850, conforme à la configuration du Marché, offre l’image d’un marché clairsemé, probablement fidèle à la réalité.

Car au fil des comptes-rendus des conseils communaux, le malaise est en effet palpable : de nombreuses échoppes sont inoccupées, marchands et clients rechignent à modifier leurs habitudes et fréquentent peu le marché couvert. La Ville a beau édicter de nouveaux règlements qui interdisent la vente en extérieur, le Marché de la Madeleine ne décolle pas vraiment. Dans son ouvrage « Approvisionner la ville » (Éditions de l’Université Libre de Bruxelles, 2018), Anneleen Arnout relève: « À ses débuts, le marché de la Madeleine attirait peu de marchands ou de clients. La situation s’est améliorée quelque peu par la suite, mais jamais au point de répondre aux attentes. C’est pourquoi à la fin du XIXe siècle, on a discuté de la réaffectation du bâtiment. »

UNE ACTIVITÉ RENCONTRE RAPIDEMENT LE SUCCÈS : LES LIBRAIRIES!

Dès les premières heures du Marché, des libraires prennent possession des lieux, la plupart s’installant dans les boutiques qui bordent la Galerie Bortier, bientôt connue, et jusqu’à nos jours, comme la Galerie des Bouquinistes. Mais plus étonnant, on trouve aussi des librairies dans l’enceinte même du Marché, concrètement dans certaines échoppes du premier étage, à quelques mètres de la Galerie Bortier.

Source AVB – Propriétés communales, cote 2274 ; location de la Galerie Bortier 1850-1860, courrier du 9 novembre 1849 du libraire Coeckx à la Ville de Bruxelles

La Ville, visiblement contrariée par ces occupants imprévus là où elle attendait des marchands de victuailles, lance un ultimatum aux libraires occupant Les échoppes : le 31 décembre 1849 au plus tard, ils devront avoir quitté le marché et trouvé un nouvel espace où faire prospérer leur commerce. Coeckx et Stroobant, deux libraires concernés par cette injonction dont les courriers à la Ville sont conservés aux Archives, s’installeront officiellement dans la Galerie Bortier en janvier 1850. Le libraire Christiaens, qui y loua deux espaces jusqu’en 1890, démarra lui aussi son activité en 1848 dans l’enceinte même du Marché, plantant une grande table couverte de livres dans le sas d’entrée de la rue Duquesnoy.

Jean-Baptiste Moens, pionnier des philatélistes

A ces libraires de la première heure s’ajoute rapidement Jean-Baptiste Moens (1833-1908), passionné de timbres dès son plus jeune âge. L’émission du tout premier timbre en Belgique suit de peu l’inauguration du Marché de la Madeleine, en juillet 1949. Moens, alors âgé de seize ans, se met à les collectionner bien avant que la philatélie ne soit à la mode, puis à en vendre de manière régulière, faisant de lui l’un des premiers marchands professionnels de timbres. En 1863, il fonde la première publication mensuelle philatélique francophone le Timbre-poste, qui paraîtra jusqu’en 1900.

Qu’ils soient libraires de neuf et surtout d’occasion, marchands de partitions musicales ou papetiers, leur présence démontre que, dès sa création, la Galerie Bortier trouve son identité, sa voie et son succès.

Source AVB – Propriétés communales, cote 2930 ; locations de la Galerie Bortier 1874-1910, En-tête du papier à lettres de la librairie Moens, vers 1890

Vers le milieu des années 1880, la Ville fera d’ailleurs construire des étagères en bois, à l’extérieur des magasins mais dans l’enceinte même de la Galerie, la transformant ainsi en une sorte de spacieuse bibliothèque où il n’est pas besoin de franchir le seuil d’une librairie pour découvrir les ouvrages, ceux-ci s’offrant d’emblée à la vue des passants. Au fil du temps, on verra bien la Galerie abriter également d’autres commerces, tel un tailleur, un fabricant de bonnets, un marchand de tabacs ou encore un agent de change, mais sa fonction largement dominante, les almanachs de commerces en attestent, ne cessera de tourner autour du livre, de l’édition, de la circulation du papier.
Une identité claire et univoque qui a contribué à son succès.

L’IDENTITÉ DE LA MADELEINE ? UN PEU DE TOUT ET RIEN QUI MARCHE VRAIMENT !

Quant au Marché de la Madeleine, son coût final avoisinera le million de francs, un crédit supplémentaire sera nécessaire pour sa construction, ses recettes n’atteindront jamais les 62.000 francs annuels de recettes escomptées, se hissant péniblement au montant « record » de 47.000 francs en 1877, avant de plonger pour ne plus se relever face à la concurrence des Halles Centrales, plus faciles d’accès, mieux conçues pour l’approvisionnement de denrées, plus spacieuses. Devant ce constat amer et pour sauver la face, la Ville de Bruxelles envisagera alors de transformer le Marché de la Madeleine en Salle des Fêtes. En 1891, elle lancera un concours auquel participeront notamment Victor Horta et Paul Saintenoy, mais reportera sans cesse sa décision. En attendant, la Marché de la Madeleine sera utilisé notamment comme Bourse aux métaux et aux grains.

Après une première transformation cosmétique en Salle des Fêtes, en 1907, le Marché sera démoli, et reconstruit, en 1958, à l’exception des façades. Une démolition qui aura pour conséquence de limiter l’activité des libraires à la seule partie rectiligne de la Galerie Bortier et de condamner le bras menant à la rue Saint-Jean.

Privée de sa verrière, vidée de ses locataires-libraires et délaissée par la Ville de Bruxelles durant près de vingt ans, cette partie de la Galerie offrira l’image désolante d’un chancre urbain qui ne reprendra vie que dans les années 1970, se garnissant à nouveau de librairies de seconde main. Hélas, en 2023, la Ville de Bruxelles et la Régie foncière, après plusieurs années de désintérêt pour la Galerie et de précarisation des libraires, remettent les clés à un acteur privé, spécialiste de l’HORECA, la S.A. Choux de Bruxelles.

Quant à la nouvelle Salle des Fêtes de la Madeleine, elle accueillera des meetings et sera longtemps la salle attitrée du traditionnel « Bal des Fonctionnaires » de la Belgique de Papa. Plus tard elle deviendra un éphémère Casino supposé « inonder » les finances bruxelloises de ses plantureuses recettes et transféré depuis au Centre Anspach. Convertie il y a quelques années en salle de spectacles gérée par Brussels Expo mais dépourvue d’identité propre, la Salle de la Madeleine survit depuis, sous perfusion.

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