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« Je voulais devenir tour à tour – et dans cet ordre – égyptologue, prof de gym ou encore pilote d’essai: j’avais lu « Vivre et voler » de Jacqueline Auriol. (…) Rétrospectivement, en faisant ce métier de libraire, j’ai appréhendé tous ces domaines qui m’intéressaient enfant. »
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LE QUARTIER DE LIBRAIRES
En 1975, à l’Athénée Royal de Waterloo, Dominique, 14 ans, avait comme professeur Françoise Lalande, proche de Pierre Mertens: « Elle nous a bercés de littérature belge« . C’est par son biais qu’elle découvre, Jacques Antoine (1928-1995), libraire-éditeur à l’enseigne LA JEUNE PARQUE, rue des Eperonniers, au centre de Bruxelles. A cette époque, il rééditait les auteurs belges via la collection « Passé-Présent » (sorte de prélude à la collection du patrimoine littéraire francophone « Espace Nord ») et qu’elle a connu aussi, dans la même rue, LA PROUE, tenue par Henri Mercier (1917-2005) qui s’est ensuite installée au N°16 de la Galerie Bortier avec un nouveau libraire. C’était « un monsieur avec d’épaisses lunettes noires, assis à son bureau derrière d’énormes piles de bouquins. » Le contact se créé quand elle lui demande: « Vous avez André Baillon en éditions originales? » C’est par la librairie « de neuf » MACONDO qu’elle découvre la Galerie Bortier, elle était tenue par Jacques Bauduin qui fondera TROPISMES, à la Galerie des Princes, en 1984. « Les Antiquariats sont concentrés autour de ce pôle littéraire: Albert et Claude Van Loock, Tristan Schwilden, Gérard Crucis, Hervé Renard et les librairies Tulkens et Posada (…) et j’ai encore connu la librairie Alain Ferraton dans le quartier du Sablon« . Dans le seconde main et le livre ancien, aucune concurrence: « Plus on est, mieux c’est. » Ce quartier du centre de Bruxelles formait un salon du livre toute l’année.
« (…) et toujours en écho à cet environnement livresque, je fréquenterai assidûment les librairies d’occasion et bouquineries parmi lesquelles celles de la galerie Bortier. »
Pierre Mertens, interviewé par Rony Demaeseneer, pour Les Cahiers et l’instant, n°163, 2010.
LA CHAUSSÉE DE BRUXELLES, WATERLOO
Pendant sa dernière année d’humanités, Dominique travaille comme étudiante à la librairie généraliste AU FEUILLET JAUNI, chaussée de Bruxelles à Waterloo. Connaissant son intérêt pour la littérature, la libraire la prévient qu’ils ont rentré une bibliothèque d’un écrivain belge, Louis Wennekers, récemment décédé (1898-1978). « C’est le plaisir de la découverte, la vente c’est secondaire. »
En parallèle, elle démarre des études en philologie romane à l’ULB, passionnée de linguistique (enseigné par Marc Wilmet (1938-2018) mais les études elles-mêmes, ne lui plaisent pas. Elle commence à s’investir dans son lieu de travail. La gestion laissait à désirer, elle reprend, peu à peu, la bouquinerie et achète le fond en 1982. En parallèle, entre 1982 et 1985, elle occupait tous les dimanches une tente au Sablon – par le biais de l’Antiquaire Jacques De Bellaing – et y proposait ses livres rares. Les libraires excentrés, donc plus isolés, devaient participer à plus de foires et de salons.
UNE ANTENNE A REDU
A Pâques 85, Dominique installe une librairie à Redu, dans l’Ardenne belge. Les premiers à s’y installer étaient des originaux qui se lançaient, des libraires professionnels ont vite suivi. L’artiste Henri Lambert (1955-2010) y avait, depuis 1983, une galerie d’art, LE BÂTEAU IVRE associé à un restaurant tenu par son épouse Denise. Le projet de Village du Livre est lancé à Pâques 1984 par Noël Anselot (1924-2017), industriel lié au pétrole, sa femme était galloise et ils se sont inspirés du premier village du livre au Royaume-Uni: Hay-On-Wye. Anselot était un ami de Gérard Valet, journaliste de la RTBF qui va assurer la couverture médiatique du lieu, suivi par Georges Pradez: « Les week-ends de Pâques, à 7h00, le village était noir de monde »!
Elle loue une grange qui devient l’antenne AU FEUILLET JAUNI à Redu. Les librairies étaient nombreuses. « Les ventes le week-end étaient exceptionelles. » Ce n’était QUE le week-end. Cela lui permettait « d’éliminer la marchandise courante et de peaufiner mon stock de Waterloo« . Ce qui était une bouquinerie, type Pêle-Mêle, se transforme en librairie spécialisée. « Dans ce métier, il faut ré-investir, toujours« ! Dominique travaillait du mardi au samedi à Waterloo, le dimanche à Redu et le lundi était le jour des visites des privés. Elle n’arrêtait pas !
En 1991, c’est l’EURO-SPACE CENTER qui s’installe à deux pas du village du livre. Dominique est chargée de l’approvisionnement de la librairie astronautique du Centre. Lors de l’ouverture, elle rencontre James Lovell (Apollo 13), qui lui a autographié… une carte de visite de sa librairie ! Elle gardera sa librairie de Redu – spécialisée en aéronautique – jusqu’en 2000. Sur la carte de visite de sa librairie AU FEUILLET JAUNI, le dessin d’un « Renard R.31 », signé Lucien De Roeck, l’auteur du logo de l’Expo 58, qu’elle a rencontré au Musée de l’Aviation, et qui dessinait alors pour la Revue du Musée de l’Air.


LA SALLE DE LA MADELEINE
« Ma carrière est également ponctuée de salons « . Parmi les événements extérieurs auxquels elle participe en France ou en Belgique, Dominique se joint annuellement à la Foire Internationale du Livre Ancien dans la Salle de la Madeleine, qui jouxte la Galerie Bortier. La Chambre Belge de la Librairie Ancienne et Moderne (CLAM) proposaient une vitrine par membres sur l’espace podium de la Salle. Un événement annuel qui s’arrête quand le lieu a été attribué par la Régie Foncière de Bruxelles au Casino (en 2001). Depuis 1985, elle est aussi présente à la Foire du Livre et du Papier de collection au Musée de l’Aviation du Cinquantenaire (monté par Morel de Westgaver, Antoine Jacobs, Denis Baes, Alain Ferraton). Ses sujets de prédilections: livres d’érudition, livres de voyage, locomotion, livres illustrés modernes, livres d’enfants, cartonnage du XIX ème (Jules Verne), livres rares et précieux. « Chaque mois, cela permettait de montrer ce qu’on avait trouvé. »


LA GALERIE BORTIER
« Tous les libraires voulaient y être… encore en 2000! » C’est par le libraire Philippe Dufrenne, qui tient avec son épouse le N°1 et N°2 de la Galerie Bortier, qu’elle apprend qu’une place se libère. En avril 2001, Dominique reprend le local N°12, ancienne section de Macondo devenu la galerie d’art Marianne Bratzlavsky-Heynderyckx. Elle utilise les colonnes surmontées de vitrines de plexi, imaginée pour des oeuvres d’art comme présentoir, pour exposer certains livres exceptionnels. « Ce qui attirait l’attention, c’était le grand espace vitrine! » Ayant hérité du nom AU FEUILLET JAUNI, nom qui ne lui correspondait pas, elle ouvre cet espace sous son nom propre « DOMINIQUE BASTEYNS ».
« Tout était occupé » !
Dominique énumère les acteurs et actrices du Passage présents à son arrivée: Philippe et Martine Dufrenne et leurs célèbres bacs à livres centraux, Tristan Schwilden, spécialiste des photographies anciennes, et son assistante Anne-Marie, Pierre Genicot, Marian Lens (ARTEMYS) et, au N°16, la personne qui a succédé à LA PROUE. Sur l’autre coin de la rue St-Jean, existait un salon de thé. Elle a encore connu la concierge de la Galerie qui logeait sur place. Son mari, qui s’était occupé de la Salle de la Madeleine, était décédé. « Les bacs avaient du succès (devant le N°1 et le N°2), je me suis dit: « Chouette! « … mais les gens s’arrêtaient au pied des marches bloqués par les nombreux présentoirs de cartes postales« . La Galerie Bortier était réputée auprès des bibliophiles étrangers, et ceux-ci, venant de loin ne s’arrêtaient pas à l’entre principale. Il y avait aussi le public, chercheurs, médecins, savants, assistant à des colloques au Palais des Congrès, au Mont des Arts. Pierre Genicot ouvrait alors exceptionnellement jusqu’à 19H00. L’intérêt de la Galerie résidait dans le nombre de libraires présents.



Son plaisir de libraire: « Découvrir le contenu très diversifié des bibliothèques, se composer une bibliothèque de références« … « Au plus j’avançais, au plus je m’y connaissais. Je découvrais des personalités, autant les vendeurs que les acheteurs, une génération de collectionneurs très cultivés, les confrères aussi. C’était un milieu privilégié« . Niveau achat et vente, « ce sont mes meilleurs années » (…) Dominique se souvient d’avoir découvert à la Galerie le « Traité de Documentation (sous-titré « le livre sur le livre ») de Paul Otlet, qualifié par certains depuis de « père d’internet », qu’elle a précieusement conservé.
INTERNET
A l’échelle du Word Wide Web, il y a soudain profusion de marchandises. Lors de son « mi-mandat » à la Galerie Bortier, vers 2005, elle a eu l’occasion d’acquérir une bibliothèque axée sur le Surréalisme très intéressante, des livres qu’elle n’avait jamais vu et qu’elle pensait rares. Elle tape les titres sur internet et 50 exemplaires apparaissent! « Ce qui était rare ne l’est plus. » Au Salon du Livre du Grand Palais à Paris, Dominique se souvient de son énervement devant l’usage d’un smartphone pour vérifier les prix et indices de raretés online par les visiteurs. Les libraires vieillissent aussi avec leurs clientèles et se partagent cette observation: « Nos clients sont âgés« ! L’apparition d’une nouvelle génération « qui ne veut plus s’encombrer d’une bibliothèque… ni de meubles imposants. Et les livres, dans un déménagement, c’est ce qu’il y a de plus lourd »! Aujourd’hui, dans des salles de vente, ils refusent les livres formant une série: « les frais d’envois devenant trop importants« .
UN ESPACE D’EXPOSITION
L’espace « exposition » de la Galerie Bortier, au N°7, était géré par Henri Simons, élu Écolo passé au PS, avant qu’il ne disparaisse à l’échevinat de la Culture et de l’Urbanisme (il est depuis en charge de l’ADAM (Brussel Design Museum)). Des événements faits sans concertations avec les libraires. « Un artiste a exposé ses toiles couvrant les verrières. Les échafaudages bloquaient nos librairies. On était pas prévenus« . En 2005, la salle a été baptisée B-GALLERY en lien avec la Centrale for Contemporary Art (toujours en lien avec la Ville de Bruxelles). C’est là qu’étaient exposés des jeunes artistes et qu’elle a croisé Ricardo Agnello qui était le permanent du lieu et également jeune plasticien. [NDLR : cette interview se fait dans son living sous une grande toile de cet artiste].
LA CRISE
Les premiers jours à « 0 » euros, cela a été en 2008, la crise économique mondiale. Les ventes ont été moins bonnes. Même si financièrement, cela restait une excellente situation. Son motif de départ: « …à 50% lié à la Régie de la Ville de Bruxelles« (…) « En 10 ans, je ne les ai jamais vu (sur place). » C’est un souci de gestion: « Ils ne faisaient rien« . La signalétique du lieu était inexistante, les abords, surtout rue Saint-Jean, « (déjà) une catastrophe! La saleté! » Les gens du Casino, placés par la Ville, avaient aussi pris possession des emplacements dans la rue au détriment des libraires et leurs malabars en costume faisaient la loi, « L’aire de livraison leur appartenait!« . « On se dit « Non, ce n’est pas possible »!?! Mais très vite on s’essouffle. Après 2-3 ans, j’ai baissé les bras. C’est la Régie qui est responsable du manque d’intérêt pour la Galerie… mais c’est aussi le signe d’une évolution de la société et des ventes par internet. » Dominique a rendu les clefs du N°12 le 1 janvier 2010. « … et le local est resté vide pendant 14 ans » !


ÉPILOGUE
« Je n’ai jamais vendu en ligne…«
En 2009, Dominique a renoncé à ses deux librairies pour ne plus vendre que sur des salons. Aujourd’hui, elle vit à Bruxelles et est pensionnée depuis juillet 2024. Rétrospectivement, elle pense que c’est avec la disparition des libraires de la rue des Éperonniers – elle pense à Hervé Renard – que s’amorce le début de la fin. Dans le souvenir d’Hervé Renard, la rue abritait huit librairies en 1982 et deux en juin 2000. Le quartier a connu, pour diverses raisons, un assèchement. « Les nouveaux librairies n’ont plus besoin d’une vitrine, le travail online évite un loyer… mais quand on a connu la richesse des échanges entre libraires et amateurs de livres, on n’a plus envie d’autre chose. »
Propos recueillis les 4, 18 et 27 décembre 2024.


