LA CRYPTE TONIQUE: un magasin-magazine, Galerie Bortier n°16


Michel Deligne devant Curiosity House, 1972 (cliché de Georges Thiry).

Après un passage place du Jeu de Balle, Michel avait créé, en 1972, CURIOSITY HOUSE, une librairie qui mélangeait les gens et les genres, sans chichis, et proposait une publication CURIOSITY. Il s’était lancé dans la réédition de grands anciens puis l’édition de petits nouveaux. Mon idée était de trouver un endroit central, qui servirait de showroom, appelé LA CRYPTE TONIQUE, et enverrait les amateurs à son adresse périphérique. Et, comme le nom l’indique, il s’agissait  de faire se côtoyer passé et présent. Mais contrairement à la kryptonite, morceau de la planète natale de Superman qui lui fait perdre ses forces, La Crypte Tonique devait redonner du tonus à ceux qui entraient à son contact. Tout un programme!

Couverture du magazine N°0 de la CRYPTE TONIQUE (caricature de Philippe Capart).

Cliché de Saskia Vanderstichele pour AGENDA.

Couverture : Jin Hee Han & Baptiste Virot.

J’invitais ceux et celles qui le souhaitaient à participer aux numéros dont je variais la thématique, la pagination, l’approche et souvent le format. Mon enthousiasme pour la bande dessinée est liée à la presse et secondairement au livre. La mise en page et mise en scène sont des synonymes en bande dessinée. De même, le dessin y est écriture et l’écriture y est dessin.

Peu à peu, la Galerie Bortier reprenait des couleurs. L’espace vacant en face a été occupé en 2012 par des jeunes entrepreneuses de Courtrai, Catharina Allaert et Ellen Verhasselt (LES SAGAS: un objet, une histoire). Avec elles, une signalétique pour l’ensemble du lieu a été décrochée – après 4 années de démarches – avec l’aide de l’UNESCO, auprès d’une Régie foncière amorphe. Mais la montagne avait accouché d’une souris car les deux totems, posés par l’agence MILK AND COOKIES, se sont vite révélés totalement inefficaces.

Au quotidien, le combat se faisait aussi dans la rue Saint-Jean où un chantier (rénovation du bloc d’immeubles de la Mutualité Socialiste SOLIDARIS) obstruait celle-ci depuis des mois, avec sa grue géante, et ensuite, la Salle qui de la Madeleine privatisait le haut de la rue en backstage : entrée des stars et sorties des poubelles.

En 2017, le journaliste Olivier Van Vaerenbergh, que j’avais connu comme rédacteur en chef de SPIROU (entre 2005 et 2007) et qui suivait les activités de LA CRYPTE TONIQUE, est venu y placer son bureau à l’étage et y rédigeait ses articles sur la bande dessinée contemporaine pour le FOCUS/LE VIF. Ses services de presse arrivaient au N°16 de la Galerie, les derniers titres à paraître prochainement se mélangeaient aux vieilles bandes. Au stock existant venait se rajouter des imprimés proposés par des visiteurs. Car contrairement à une librairie axée uniquement sur du neuf, la Crypte -comme les autres acteurs de la Galerie – pratiquait la vente ET l’achat. Il pouvait s’agir d’un ou deux livres, un petit fanzine ou une maison remplie d’imprimés à vider. Ainsi, la collection sur le cinéma d’animation d’Urbain Van Cauwenbergh (1921-2021) a pu être sauvée, triée et conduite à l’Asbl FOLIOSCOPE, via Dominique Seutin, en charge du festival annuel ANIMA.

création de Ni Fong (cliquez pour l’animer)

A ces nombreux échanges matériels s’ajoutent les innombrables échanges immatériels, discussions passionnantes et même parfois musclées!  Je collaborais, selon les projets, avec des acteurs extérieurs, comme le NOVA, pour une séance de dias érotiques de Paul Cuvelier, une soirée de modèle vivant « méthode ABC« , avec Christophe Poot et Benoît Mercandella (séances qui se poursuivront au GRAND STUDIO à Molenbeek), l’ouvrage collectif SUPERPOSITIONS et une projection des films de l’auteur de bande dessinée José Ramon Larraz, à la CINEMATEK, dans le cadre d’OFF SCREEN. La création de l’Encyclopédie des Petits Formats Adultes, 7 volumes, avec Yves Grenet (CHAMBRE OBSCURE), accompagné d’une conférence, épique, à L’ENSAV LA CAMBRE et la première édition de LA FONDATION PAUL CUVELIER: « POLYEPOXY » avec le spécialiste de la censure en France, Bernard Joubert. 

Avec la coupure du grand piétonnier mal pensé (2014), le lock-down (2015), et la crise du Covid (2020), le loyer de 1000 euros, sans les charges (279€) demandé par la Régie était devenu bien trop élevé pour les rentrées de LA CRYPTE TONIQUE, fort impactées par ces crises successives. Qui plus est, la rue Saint-Jean était devenue invivable, des bus de deux étages s’y installaient jour et nuit, véritable passe-droit, octroyé par le bourgmestre Philippe Close, au profit de la Salle de la Madeleine et ses spectacles, obstruant la vue et le passage. Pendant ce temps la Galerie, loin d’être reconnue comme un tout par Marc Libens – le fantomatique directeur d’une Régie foncière bien opaque – était perçue comme une banale succession de cellules commerciales.

Cette période compliquée marque le début de tensions qui ne feront que s’aggraver. Profitant d’une demande de réduction provisoire de loyer, liée à la période Covid, et du changement de structure (d’une branche audiovisuelle de la société anonyme AUXIN à l’association sans but lucratif BLOW BOOK), la Régie foncière refuse de proposer un nouveau bail à la nouvelle asbl, exerçant pourtant la même activité. Une demande de conciliation en Justice de Paix a été demandée, séance tenue le 18 mars 2021. Après avoir vérifié avec nous sur Google Maps que la galerie était bien sous sa juridiction et acté l’absence de la Régie, qui n’a pas daigné se déplacer, la Juge nous dit alors, sans honte : C’est toujours ainsi avec la Régie foncière de la Ville de Bruxelles. 

Et, comme l’Appel à Manifestation d’Intérêt pour occupation immédiate de 2022, la Régie a mis la tête dans le sable et donné l’ensemble du lieu à ce gros acteur de l’HORECA. Le nouveau directeur de la régie, Olivier Verstraeten, a envoyé recommandé sur recommandé – menace sur menace – à LA CRYPTE TONIQUE/BLOW BOOK. Dégouté par la situation, et le silence des instances politiques et culturelles sur cette Galerie (active dans les imprimés depuis 1848!), avec l’accord de mes collègues de BLOW BOOK,  j’ai décidé de rendre les clefs.

C’est la mort dans l’âme que j’ai démonté, avec mon frère Hervé et son fils Simon, les meubles (une partie a été sauvée par KARBON‘ et les élèves de l’école d’Architecture LA CAMBRE/HORTA/ULB), détruit les structures et dispersé le stock de la Crypte, soigneusement à travers la Belgique et l’étranger (Brooklyn, Malmö et Athène!), enrichissant également la bibliothèque universitaire de Gand, le Fonds Patrimoniaux-Musées de la Ville de Liège, et la Bibliothèque nationale. Les titres plus rares ont été sauvegardés dans un box de stockage, le reste a rempli 3 camions, direction le Vieux Marché.

Le dernier numéro de LA CRYPTE TONIQUE : « du Privé au Public », réalisé avec Benoît Crucifix et Maaheen Ahmed, avec le soutien d’un Fond Européen de recherche (ERC), publié en trois langues (français, néerlandais et anglais) traitait de l’histoire de la valorisation de la bande dessinée en Europe francophone de 1962 à 1977 par les titres collectionnés par le bruxellois Alain Van Passen et qu’il a légués, avec l’aide de LA CRYPTE TONIQUE, à la Bibliothèque de l’Université de Gand. Un groupe online, réunissant professionnels et amateurs, a été monté pour l’occasion, LE CLUB BIMBO.

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En bouclant cette ultime publication N°16, le N°16 de la Galerie Bortier avait atteint le maximum de ses ressources et de ses capacités. Alain Van Passen, premier client de LA CRYPTE TONIQUE le 26 septembre 2011 était ainsi le dernier sujet de cette aventure et son dernier visiteur, le 3 avril 2024.

Epilogue

Le local a été rendu à temps et heure et en parfait état. Trois mois plus tard, la Régie demande à l’asbl BLOW BOOK un arriéré de loyers à payer – dans les 15 jours – de 16 000 euros! Une pression pour me faire taire, car je suis une voix critique envers la Régie Foncière de la Ville de Bruxelles, son échevine titulaire, Lydia Mutyebele (devenue depuis députée au Fédéral), le bourgmestre Philippe Close et le projet du nouveau repreneur, Thierry Goor. La Régie nous avait annoncé, à maintes reprise que nous étions « SANS TITRE, NI DROIT »… et elle aurait voulu qu’on ait encore des « DEVOIRS ».

Philippe Capart, le 28 janvier 2025.

(4 commentaires)

    1. C’est passionnant, précis, impressionnant, violent et triste à la fois. Un immense bravo Philippe pour ce lieu et ce travail admirable tout au long de ces glorieuses années.

  1. quel gâchis ! déprimant ce passionnant article, je vais plonger dans un de mes numéros de la Crypte tonique pas encore lu, tiens, pour me remonter le moral, d’autant que ce type de mésaventure est hélas courant , sous des formes différentes, à Bruxelles ou ailleurs , comme à Paris ou la survie des galeries similaires n’est jamais acquis…
    bravo en tout cas pour toute cette énergie ! et bonne continuation dans les nouveaux projets

  2. C’est lors du Salon annuel du SOBD à Paris (et, aussi, au Festival International de la Bande dessinée d’Angoulême) que j’ai rencontré Philippe Capart. J’ai pu m’y procurer plusieurs numéros de sa revue la Crypte Tonique, passionnante à plus d’un titre.
    Je regrette donc infiniment qu’il ait été contraint de se séparer de sa Galerie et espère qu’il pourra continuer à s’investir dans le monde de la bande dessinée sous d’autres formes.

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