« La Bouquinerie » – derniers libraires de la Galerie Bortier n° 1 et n°2

C’est par « un ami d’une amie » que Thibaut croise, en décembre 2022, Joël, fan de musique et employé par la Régie foncière de la Ville de Bruxelles. Joël cherche une solution pour Philippe et Martine Dufrenne, successeurs de l’historique librairie Vander Elst, qui doivent libérer les locaux situés à l’entrée du bras historique de la rue de la Madeleine où ils sont installés depuis 42 ans : « Ils ne savent pas quoi faire, est-ce que dans ton réseau associatif, tu ne connaîtrais personne qui »…

Peu avant les fêtes, le groupe d’amis, pas encore constitué en Collectif, vient voir le libraire Philippe Dufrenne avec, à l’esprit, l’achat de quelques livres qu’ils glisseront sous le sapin. Caroline connaissait la librairie mais n’en avait pas gardé un souvenir agréable. Elle se joint néanmoins au groupe. Lorsqu’ils descendent dans les gigantesques caves qui relient les N°1 et N°2, notre petit groupe d’amis est soufflé : sous les arcades de briques, c’est un véritable labyrinthe d’étagères chargés d’imprimés qu’ils découvrent! Thibaut, dans une inspiration quelque peu opportuniste et par boutade, propose de reprendre la librairie … « le temps de trouver une solution. » Philippe, qui était littéralement paniqué à l’idée de porter tout cela, lâche dans un souffle « Ah, ce serait bien » ! Les membres de ce qui deviendra LA BOUQUINERIE sont touchés par son désarroi. Personne ne voulait reprendre sa librairie – et donc son stock- car la Régie, ayant d’autres plans pour la Galerie, limitait les conditions de reprise des potentiels repreneurs à un bail d’une seule année. Bien trop court pour envisager l’avenir et, sans avenir, pas de repreneur.

« Game Over »

Caroline : « C’était un terrain de jeux, le début d’une aventure! (…) le local est trop chouette! » Soudain, le Collectif se retrouve à la tête d’un don de plusieurs milliers de livres, évitant ainsi à Philippe et Martine de « foutre » eux-mêmes cette culture visuelle et écrite « à la benne« . La convention temporaire de cinq mois, établie avec la Régie et réglée par l’entremise de Joël Kirberg, leur donne pour mission officielle « d’écouler et liquider le stock« . En échange, ils peuvent vendre les livres, qu’ils découvrent un à un, et ainsi s’acquitter, non du loyer, mais des seules charges. Le lieu est étriqué, car les bacs à livres sur roulettes, réalisés sur mesure par le couple Dufrenne, ne permettent pas de circuler, une fois rentrés dans les étroits locaux. C’est, à chaque nouvelle sortie ou rentrée des meubles, un étrange jeu de Tetris. Philippe Dufrenne leur explique sa technique. Une fois remises les clefs du flagship historique de la Galerie, le couple se retire, paraissant ne plus chercher à avoir de contacts avec le Collectif, bien que vivant à quelques mètres de là. Thibaut espérait une passation, réaliser un podcast sur leur histoire ou les inviter à se joindre à eux lors des premiers contacts avec la presse, mais il semble que les nouveaux retraités aient préféré « prendre le deuil » de leur activité. Philippe déclare au groupe: « (pour nous), c’est GAME OVER« . 

« On faisait ce qu’on voulait! »

Le Collectif, fort de 6-7 personnes, organise une première réunion dans leurs nouveaux locaux. Mais ils se sentent comme « pris par le passé, coincés par les meubles« . Ils sortent quelques bacs à livres dans le passage afin de s’asseoir et discuter informellement à l’intérieur. Mais déjà les premiers curieux farfouillent dans les bacs et le Collectif devenu bouquiniste essuie son baptême du feu: « C’est combien? » Thibaut se souvient, amusé: « On n’avait pas (encore) de caisse, encore moins de bancontact! » Tout est immédiatement à « – 50%« . Leurs prix « pas chers » et à la tête du client contrastent avec ceux pratiqués par le couple historique, faisant, en quelque sorte, concurrence déloyale aux libraires en place.

Les visiteurs, ne comprenant pas la situation réelle, étaient enthousiastes ou soulagés: « Miracle, la librairie est sauvée »! Les membres de LA BOUQUINERIE deviennent, sans l’avoir cherché, le réceptacle de témoignages sur le long vécu des lecteurs autour de cette Galerie : « Ah, je venais là avec mon grand-père... » et voient, avec leurs choix d’étalages, apparaître de nouvelles têtes, plus jeunes. Certains clients doublent les prix demandés, tellement heureux d’obtenir un ouvrage rare ou de contribuer ainsi à la continuité du lieu. Arrivent également quelques « rapaces » qui cherchent à acheter le fond en entier mais le Collectif les reçoit froidement ! Ils ne sont pas là pour faire du chiffre mais agissent en bénévoles. Sur la porte, ils affichent la définition de « dilettante » : n. (mot ital.): personne qui s’adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir. Personne qui ne se fie qu’aux impulsions de ses goûts. » (LAROUSSE). 

Ce qui n’empêche pas le Collectif de récolter rapidement de quoi payer les charges et d’avoir des bénéfices, « ce qui nous a permis, quand nous organisions des concerts, de payer les artistes!  Ce que nous n’avions jamais pu faire jusque-là »… Leur idée, se souvient Caroline, pour animer le local, et ce bras historique et prestigieux de la Galerie, était de multiplier les rencontres et de lui apporter chaque fois une identité différente. Les invités allaient de la musique classique, avec l’installation pour un concert d’un piano à queue, à des punks hardcore colombiens liés à une scène fanzineuse apportée par une autre Collectif bruxellois, les ateliers du TONER. C’est ce groupe venu de Bogota, appelé « Rebelión », qui a été la source de tension, tard dans la soirée, entre le Collectif et les locataires.

Julie précise que, passées ces confrontations et certaines maladresses, « plus on était là, plus on sentait ce qu’il se passait. Au contact des autres libraires, on prenait conscience que n’était pas juste l’histoire d’un local, d’un fonds et d’une soudaine opportunité, mais que l’enjeu, c’était l’avenir de toute cette Galerie. » La variété des acteurs et actrices en faisait sa richesse: la librairie caverne de Nicolas van Cutsem et Pascal Trovero, la librairie-éditrice de narration par images de Philippe Capart et l’édition de Blow Book vendus dans un distributeur, les livres précieux de Pierre Coumans, la librairie généraliste de Fanny Genicot, les clichés photographiques de Nicolas Lambert [NDRL : également intégré à la Galerie par l’action de Joël, suite au décès de Tristan Schwilden et la reprise de son stock].

Peu à peu, le Collectif lui aussi se sent à sa place. Thibaut a attrapé le « goût de l’héritage devenu sentiment de filiation. »  La tension des débuts, entre une approche professionnelle, gérant leurs stocks par des achats, et leur attitude dilettante de bénévoles, qui mettent en circulation un stock dont ils ignoraient tout, finit par se dissiper. « Fanny nous critiquait un peu… mais elle nous aimait bien.« 

« Si on doit partir, dites-le nous!… » 

Une fois écoulés les cinq mois de la convention temporaire, LA BOUQUINERIE demande à la Régie de louer un an à demi-tarif, afin de s’organiser et trouver des subventions, la Régie n’ayant pas mission, comme l’assénait régulièrement son directeur, de subventionner les libraires. Proposition est même faite de « partager l’espace avec d’autres structures. » Mais « c’était le silence à nos propositions ». Joël, le seul allié au sein de la Régie et qui transmettait les demandes au Collège des Bourgmestre et Echevins, avait remis sa démission, passablement dégoûté par les directives à répercuter aux locataires et par un nouveau patron « exécrable » . A ce stade, LA BOUQUINERIE se sent sur « une planche pourrie » mais continue de lutter pour l’avenir de la Galerie. Leur premier bail avait bien été prolongé de quatre mois mais ensuite « Basta » ! Par mini-tranches de deux semaines, ils recevaient l’accord passé au Conseil Communal un mois après les deux semaines en question! « On ne signait plus… parce qu’on avait plus rien à signer! « . Caroline se souvient du sentiment d’épuisement engendré par cette situation : « On ne peut plus s’investir ; sans aucune projection, c’est l’horreur« .


Et puis Thierry Goor est arrivé…

A l’été 2023, les acteurs de la Galerie apprennent que la Régie foncière, et les politiques à sa tête, ont contacté un acteur de l’Horeca, la S.A. CHOUX DE BRUXELLES (FOX, WOLF etc) et lui aurait proposé l’ensemble de la Galerie. Une rencontre avec l’entrepreneur, Thierry Goor, et les libraires permet de prendre conscience du danger qui menace la fonction historique de ce passage. Toutes et tous ensembles, ils rédigent une pétition demandant un dialogue entre la Régie publique et les acteurs du lieu.

Les membres de la BOUQUINERIE contribuent à fédérer les libraires indépendants de la galerie, qui n’ont pas forcément le même instinct militant qu’eux. Le 21 septembre 2023, la pétition est mise en ligne. Elle recueille un formidable écho avec plus de 13,600 signatures en quelques semaines. La presse s’empare du sujet et le Collectif LA BOUQUINERIE se retrouve au coeur du cyclone médiatique. Transformer un lieu de la culture de l’imprimé, actif depuis 1848, en un énième temple gourmand passe mal, autant après des pétitionnaires que des signataires !

La Régie, l’échevine qui en a la compétence, Lydia Muytebele sont furieux. Son directeur, Olivier Verstraeten, menace même de faire une contre-pétition. Menace qu’il ne mettra jamais à exécution: dommage, cela aurait été aussi drôle qu’instructif! La Régie et le monde politique semblent dans l’incapacité de faire avec « ce qui est déjà là » depuis 176 ans. Et rêve plutôt de faire table rase. C’est du crime organisé: « Philippe Close et Thierry Goor semblaient se connaître depuis un paquet d’années ».

Le 10 décembre 2023, LA BOUQUINERIE organise un pot de départ et une dernière distribution d’imprimés. Un autre lieu, provisoire, a été trouvé : les anciens locaux de l’imprimerie de la Banque Nationale à quelque centaines de mètres de là. En deux jours, chacun fait ses cartons « en fonction de ses émotions ». Les membres choisissent individuellement les livres qui les intéressent ou les touchent le plus, au total, une soixantaine de caisses de livres, et remplissent un camion. Le reste des ouvrages, encore innombrables, sont confiés à « une association congolaise », direction la République démocratique du Congo! Si au départ, ce sont bien des caisses qui quittent la Galerie Bortier, cela devient très vite des sacs en plastic blancs où les livres sont jetés. « Ils ne devaient pas vider les stocks mais ils l’ont fait  » Thibaut ajoute  » et ils ont été maltraités par la Régie qui leur a même demandé de nettoyer« . 

Aujourd’hui, les livres et plusieurs bacs à roulette de la librairie Vander Elst, longtemps associés à la Galerie Bortier, ont trouvé refuge dans une crypte sous l’église Saint-Rémi à Molenbeek. Un « gérant gestionnaire temporel » des biens immobiliers de l’Eglise leur a donné les clefs. Le Collectif, rebaptisé « ZWAAB »,  du nom de la rue, organise des résidences d’artistes, des concerts et des conférences universitaires sur la politique et la spiritualité. Ils sont enthousiastes et réfléchissent à une proposition pour ré-animer cet édifice monumental convoité par des évangélistes. Une nouvelle aventure!

Epilogue: 

Un jour que Thibaut se trouvait à la librairie militante et indépendante METEOR, il rencontre
de manière surprenant, et sans le reconnaître, le directeur de la Régie foncière, Olivier Verstraeten. Quand ce dernier entend Thibaut expliquer aux frères libraires que les propositions des occupants de la Galerie n’étaient pas prises en compte par la Régie, Olivier Vertraeten le reprend en s’énervant et réitère son credo : « La Régie cherche l’équilibre budgétaire et n’a pas vocation à subsidier les libraires ». Son seul regret de directeur de la Régie, ajoute-t-il,
c’est que le Collectif ne soit pas revenu vers lui :
« J’avais d’autres locaux… »

À lire : VALORISER LE VIDE : Compétence, crédibilité, attractivité : quand les propriétaires (se) grandissent grâce à l’occupation temporaire

Un commentaire

  1. Aimant les livres j’allais dans cette galerie avec ma grand-mère. Elle y trouvait des trésors de lecture pour ses cinq petits-enfants qui adoraient lire.

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