GALERIE BORTIER N°7 : la galerie de la galerie

« L’emprunteur du N° 7 de la Galerie Bortier s’engage à ne l’exploiter qu’en vue d’y exposer des livres, images et affiches pour en faire un point lumineux culturel, non commercial, qui renvoie les visiteurs de la galerie vers les découvertes, collections et coups de coeur portés par les différents acteurs de la galerie. »

Tels sont les termes d’une Convention conclue, en 2020, entre La Crypte Tonique et Brussels Expo, un temps gestionnaire de la Salle de la Madeleine et de l’espace d’exposition de la Galerie Bortier. Et de préciser « qu’en cas de non-respect de cette clause, le Prêteur pourrait immédiatement mettre fin à la Convention de plein droit, sans préavis ni indemnité », conformément au statut d’équipement collectif et culturel du n° 7 de la galerie.

Et pourtant…

Dans le salon de thé, baptisé « Café littéraire », qui a succédé à la salle d’exposition de la Galerie Bortier, en novembre 2024, on mange, on boit, on paie les consommations des commerces Horeca aujourd’hui installés dans la place. Depuis que la Régie foncière a confié la gestion de l’ensemble de la Galerie Bortier à un entrepreneur privé, spécialiste des food markets, les règles du jeu semblent avoir changé, à moins qu’elles n’aient été tout simplement abolies.

Cet article revient sur l’historique complexe de cet espace de 115m² aux multiples enjeux, dont certains dépassent largement le sort de la Galerie Bortier.

La Bibliothèque murale devenue espace d’exposition

Nous sommes le 10 avril 1978, lors d’une séance du conseil communal de la Ville de Bruxelles et celui qui s’exprime, c’est Jean Tahon, conseiller socialiste. Fils de mineur du Borinage, ce syndicaliste dans l’âme sait d’instinct l’importance de lieux de culture et d’échanges accessibles à toutes et tous, comme la Galerie Bortier !

Une proposition appuyée par plusieurs élus, tant de la majorité que de l’opposition, dont le conseiller Grimaldi qui renchérit :

En 1978, à la veille des festivités du Millénaire de Bruxelles, les élus semblent donc avoir à coeur de mettre en valeur la petite galerie, récemment rénovée après vingt ans d’abandon, et de recréer l’atmosphère qui y régnait jusqu’à la démolition de l’historique Marché couvert de la Madeleine, depuis longtemps affecté à d’autres fonctions. Dans un dépliant de l’époque, la Ville déclare en effet vouloir « que l’ancienne animation de cette galerie, réputée jadis pour ses boutiques, soit ressuscitée. Dans ce but, elle envisage d’encourager, non seulement les bouquinistes, mais également les libraires, les brocanteurs, antiquaires, marchands de gravures et d’objets d’art qui souhaitent s’installer dans les magasins mis dès à présent en location. »

Rapidement, cinq des sept boutiques du bras nouvellement construit trouvent des amateurs et, on le sait aujourd’hui, ce seront à nouveau majoritairement des bouquinistes et spécialistes de l’imprimé qui feront les beaux jours de la galerie rénovée, retrouvant la singularité, l’ambiance et le cachet qui avaient contribué à sa renommée. En un mot, son âme.

Si les bonnes volontés pour animer la salle d’exposition de la galerie sont indéniables, les idées et les moyens pour y parvenir peinent à se dessiner. Louer des espaces commerciaux, la Ville connaît, via les Propriétés communales (et plus tard, la Régie foncière) : dans cette galerie, elle n’a fait que cela durant plus d’un siècle. A part quelques dégâts des eaux (qu’elle prend tout son temps à réparer), par ici, ou un conflit de voisinage entre locataires des étages supérieurs, par là, la gestion de la galerie Bortier ressemble, globalement, à un long fleuve tranquille.

Mais la salle d’exposition, c’est autre chose, c’est l’inconnu puisque, de 1848 à 1977, elle n’existait pas. A l’origine, un mur séparait « le Passage », autrement dit la partie arrondie de la galerie Bortier, du Marché avec lequel elle communiquait par deux entrées, l’une donnant sur la rue Saint-Jean, l’autre menant à la rue de la Madeleine.

A partir de 1886, ce mur de séparation se couvrira de rayonnages, installés par la Ville, lui donnant l’aspect bien connu de l’image d’Épinal qu’on doit à l’artiste Frans Gailliard, mais qui ne survivra pas à la démolition du Marché, utilisé depuis la fin du XIXe siècle comme Bourse aux Grains, aux Métaux, au Charbon, Salle de Fêtes, de Foires et de Salons divers.

De gauche à droite, la Galerie en 1919 par Franz Gailliard ; l’abandon (1957-1977) ; le projet de P. et M. Mignot

Fallait-il, pour autant, démolir cette salle de la Madeleine conçue par l’architecte Cluysenaar ? Aux dires de l’échevin des Travaux publics de l’époque, un certain Paul Vanden Boeynants, sa démolition-reconstruction, appelée « transformation » en Salle des Fêtes et de Congrès, est indispensable dans la perspective de l’Expo 58, pour accueillir comme il se doit les hôtes du monde entier ! Pour compenser la dépense astronomique de cette opération, une fois l’Expo 58 terminée, l’échevin en fait la promesse, cette grande salle pourra être louée à des tarifs abordables, à de petites structures et associations pour leurs événements. Mais dans les faits, aucun de ces deux objectifs ne sera atteint, les recettes de la nouvelle Salle des Fêtes n’ayant jamais répondu aux attentes et les tarifs proposés aux associations étant tout simplement hors de portée.

Fin 1958, Paul Vanden Boeynants, dont on rappellera qu’il fut le principal responsable de la Bruxellisation (qualifiée de « destruction d’une ville en temps de paix ») devra essuyer les critiques de ses collègues du Conseil communal, sur fond de tensions entre intérêts privés et rôle des pouvoirs publics. Tensions qui traverseront toute l’histoire du n° 7 de la Galerie Bortier, cette salle d’exposition dont le sort sera ponctuellement, et jusqu’à nos jours, lié à celui de la Salle des Fêtes de la Madeleine.

Extrait du Conseil communal du 8 décembre 1958

A la perte d’une bibliothèque géante, en 1958, succède, vingt ans plus tard, la création d’une salle d’exposition dont la Ville a l’obligation de faire un espace dynamique. Une véritable gageure. Car si la nouvelle salle d’exposition, avec sa baie vitre, est élégante lorsqu’elle éclairée, elle devient trou noir, lorsque rien ne s’y passe, entraînant dans son sillage le bras arrondi de la Galerie.

Au Conseil communal d’avril 1978, l’Échevin Pierson souligne que la Ville a pour objectif de se montrer solidaire des libraires qui ont pris le risque de revenir dans une galerie, très fréquentée par le passé mais malmenée depuis vingt ans. Il fera un appel du pied au privé, mais la Ville optera finalement pour un espace culturel, accessible à des artistes débutants ou peu fortunés, à des lauréats de concours d’artistes, à des expositions d’élèves des Académies situées sur son territoire, à des asbl peu ou prou liées à l’art ou au patrimoine bruxellois. Certes, on relèvera bien un petit côté institutionnel à ces expositions, mais elles ont au moins le mérite d’exister et de « donner à voir » des réalisations hors des murs où elles ont vu le jour.

Quelques exemples d’expositions, dont le prix Godecharle en 1985 (source AVB)

Regroupés en asbl, les libraires participent également à cette dynamique et mettent sur pied plusieurs expositions sur l’histoire du quartier et organisent même de petits concerts de fin d’année. Dans les années 1990, Pierre et Arlette Genicot, à qui l’on doit d’avoir initié la demande de classement de la Galerie Bortier, en seront les fers de lance, s’appuyant régulièrement sur les Archives de la Ville de Bruxelles pour nourrir leurs expositions.

Si durant toutes ces années, la gestion de la salle d’exposition par la Ville, avec ses hauts et ses bas, peut être qualifiée globalement de fructueuse, accueillant avec intérêt les initiatives et assurant leur promotion, le vent tourne au début des années 2000. Les libraires déplorent un désinvestissement progressif de la part des autorités, sapant peu à peu les enthousiasmes et ralentissant les collaborations.

Rebaptisé B-Gallery, l’espace s’oriente alors résolument vers la jeune création contemporaine. Chaque année, huit plasticiens belges émergents, sélectionnés par un jury, se voient proposer une exposition solo de quatre semaines. Une offre bien plus restreinte, moins souple, moins ouverte aux initiatives, que celle proposée les années antérieures ! Elle n’attirera pas les foules, en dehors des vernissages, où il y a toujours un petit quelque chose à boire et à picorer et du monde pour en profiter… La personne en charge de la permanence, Ricardo Agnello, attendra de longues heures la moindre visite.

En 2015, après dix ans de cette gestion minimaliste et peu investie, l’échevine de la Culture de l’époque, Karine Lalieux, annonce que « la B-Gallery déménage pour s’installer place Sainte-Catherine, en plein centre-ville et à deux pas de la CENTRALE for contemporary art, sous le nouveau nom de CENTRALE/lab » . La marque B-Gallery sera ré-utilisée en avril 2016 par un certain Philippe Marchal qui annoncera, à coup de communiqués, tapis rouge (qui sera bleu) et petits fours, l’installation au N°12, en présence de Fadila Laanan, d’une énorme bibliothèque de livres d’artistes baptisée « BIB-ART » dont on ne verra jamais la couleur… avant de partir discrètement à la cloche de bois.

Dans les années qui suivent, malgré l’apathie de la Régie foncière et grâce à de nouveaux venus comme la CRYPTE TONIQUE et la Galerie LE TOUT VENANT, rue Saint-Jean, les libraires organisent ensemble des expositions, des salons, des animations.

A grand peine, d’ailleurs, car « c’est à coup de pieds au cul que la Régie daignait céder les clefs ! », parce qu’il faut remplacer les spots, l’éclairage sur place étant famélique, ou encore parce que la veille d’un événement (La Foire du Livre de Bruxelles, dans une formule encore marquée par le COVID), des échafaudages sont installés sur toute la hauteur de la Galerie. A chacun de ces événements, la Régie foncière ne manque pas de rappeler, convention à l’appui que, dans la salle d’exposition, il n’est pas question de vendre quoi que ce soit !

La salle n° 7 englobée dans la Salle de la Madeleine, elle-même avalée par Brussels Expo

En 2020, au conseil communal du 21 septembre, Geoffroy Coomans de Brachène pose une question sur un point de l’ordre du jour qui aurait pu passer inaperçu.

Philippe Close, fils spirituel de Paul Vanden Boeynants

Philippe Close est partout, il rêve d’une commune prisée des touristes, à forte attractivité internationale, animée en permanence, permettant de générer des rentrées pour les hôtels et les restaurants. Pour réaliser ce rêve, comme pour VDB, il y a un outil tout trouvé : Brussels Expo. Mais là où VDB tablait sur le ciment, Philippe Close, grand amateur de musique, mise sur l’événementiel et les concerts.
Julien Winkel, Une histoire belge, Brussels Expo, Médor

En observant le plan descriptif des lieux de l’AMI, on compte six locaux dont les baux commerciaux sont un cours et un local, le N°16, qualifié d’occupation précaire, celui de la Crypte Tonique, qu’un conflit oppose depuis plusieurs mois à la Régie foncière, lui refusant le renouvellement de son bail. Trois autres locaux suivront le mouvement vers la précarisation : le N°5 qui, suite au décès de son ancien occupant Tristant Schwilden, sera repris par Nicolas Lambert, sous la forme d’un bail précaire. Enfin, les locaux N°1 et N°2, à front de la rue de la Madeleine, encore occupés par Philippe et Martine Dufrenne, sur le point de prendre leur retraite. Le collectif La Bouquinerie reprendra la librairie pendant près d’un an, mais là encore selon la formule d’une occupation précaire qui ne sera pas renouvelée, malgré leur volonté de poursuivre l’aventure.

En l’espace de quelques mois, ce sont donc quatre espaces, correspondant à trois librairies, qui disparaîtront ainsi de la galerie Bortier, sans volonté apparente de la Ville de les regarnir par des commerces de même nature. Par le passé déjà, nombre de demandes en ce sens avaient pourtant été adressées à la Régie qui n’y donnait jamais suite. Préoccupés par ces signes avant-coureurs n’augurant rien de bon pour l’avenir de la galerie, l’ensemble des libraires se regroupent alors pour proposer, dans le cadre de l’AMI, un plan global de redynamisation, dans la continuité de son identité et de sa singularité, tandis que d’autres projets se centreront sur le local n°12 avec d’intéressantes propositions. Mais aucun des soumissionnaires ne recevra de réponse de la Régie, pas même un accusé de réception dans certains cas, laissant le sort de la galerie suspendu.

Jusqu’au début de l’année 2024, lorsque l’échevine en charge de la Régie foncière, Lydia Mutyebele, annonce l’arrivée d’un repreneur privé (qui n’avait pas pris part à l’AMI de 2022), en la personne de Thierry Goor, via la S.A Choux de Bruxelles, société faîtière d’une constellation de sociétés spécialisées dans les food markets, dont la SRL Bivouwagg, citée dans leur communication récente comme porteuse du projet.

Rebaptisée « Café littéraire » (qualifiée même de « Librairie » sur Google maps et de « bookshop feel » par Visit Brussels), la salle d’exposition non commerciale devient un salon de thé, dans un décor « vieille bibliothèque anglaise », essentiellement garnie d’ouvrages de cuisine, et centralisant le paiement des consommations de tous les établissements de la Galerie sur lesquels l’entrepreneur Thierry Goor se rétribue à hauteur de 15% . Un mode de gestion ubérisé vis-à-vis duquel les libraires restants, toujours locataires de la Régie foncière, ont tenu à garder leur indépendance.

L’exploitant a néanmoins inclus la superficie des librairies indépendantes dans son calcul, ajoutée aux 115m² de son « Café littéraire », afin de faire passer les surfaces Horeca (pourtant bien majoritaires) comme « accessoires » et par conséquent, dispensées de permis. Une interprétation à laquelle ne souscrit pas URBAN qui a rédigé un procès-verbal d’infractions à l’encontre du propriétaire, du maître d’ouvrage et des différents exploitants, notamment pour « le changement de destination de l’espace accolé à la salle de la Madeleine. Cet espace d’équipement a été changé en commerce proposant de la consommation sur place (salon de thé) ». Début janvier 2025, le maître d’ouvrage a informé URBAN de l’engagement d’un bureau d’architecture pour l’introduction d’une demande de permis de régularisation après avoir réalisé ses modifications. Une demande de permis qui sera finalement introduite début mai et sera suivie d’une enquête publique.

A hauteur du n° 7, ainsi que dans la partie rectiligne de la galerie, tables et chaises occupent chaque jour un peu plus d’espace, entravant la circulation dans la galerie, y compris en soirée, où il est désormais possible de privatiser les lieux et d’accueillir jusqu’à 300 personnes. Ce passage est pourtant l’une des deux sorties de secours de la Salle de la Madeleine. Mais en l’absence de demande de permis, le SIAMU n’a pas été consulté. Quant à Philippe Close, bourgmestre de la Ville de Bruxelles et autorité compétente en matière de prévention d’incendie sur son territoire, fervent partisan de ce réaménagement du lieu, il ne s’est pas exprimé sur cet aspect du dossier.

Dans cette Galerie Bortier revisitée en Bortier Gallery, où survivent encore trois librairies, les nourritures du corps ont largement pris le dessus sur celles de l’esprit, reléguées au rang de décor instagrammable, de papier d’emballage d’un toast au fromage ou encore de papier peint dans le couloir menant aux toilettes de la galerie. Fermées depuis près de vingt ans, les libraires avaient régulièrement demandé leur remise en service à la Régie foncière. En vain. Cette réouverture, soulageant de véritables besoins, est peut-être la seule note positive de cette Métamorphose aux allures kafkaïenne.

Un commentaire

  1. Nos politiciens n’ont jamais été de véritables soutiens du monde culturel. Leur vision est essentiellement économique et à court terme… C’est hélas la triste réalité !

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